L’abbaye de Thélème, Gargantua, chapitre LVII (1534).

L’extrait :

Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit... Ainsi l'avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :

FAIS CE QUE VOUDRAS,

car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c'est ce qu'ils nommaient l'honneur. Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié.

Par cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation à faire tout ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : " Buvons ", tous buvaient. S'il disait: "Jouons ", tous jouaient. S'il disait: " Allons nous ébattre dans les champs ", tous y allaient. Si c'était pour chasser, les dames, montées sur de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché, sur le poing mignonne- ment engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient tant noblement instruits qu'il n'y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu'étaient celles-là. Pour cette raison, quand le temps était venu pour l'un des habitants de cette abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, ou pour une autre cause, il emmenait une des dames, celle qui l'aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces.

Gargantua, livre LVII (1534).

Version modernisée.

L’explication :

Introduction :

Amener le sujet
L’utopie, pour un écrivain, constitue un moyen très utile pour donner vie par la fiction à ses théories de l’idéal social. C’est Thomas More qui, en 1516, baptise pour la première fois sa cité idéale " Utopia " dans son œuvre du même nom.
Poser le sujet
Rabelais, en 1534, renouvelle l’exercice dans Gargantua. Au chapitre VII , l’écrivain décrit en effet l’ " Abbaye de Thélème ", qu'il fait bâtir " au contraire de toutes les autres " : pas de murs, pas d'horloge, des constructions splendides et richement décorées, disposant de tous les luxes du confort et du raffinement de l'époque, accueillant les jeunes garçons en même temps que les jeunes filles. Tout à Thélème s'oppose à l'ascétisme qu'on associe d'ordinaire à la vie monacale: la règle morale de l'abbaye est d’ailleurs " Fais ce que voudras ".
Lecture
Annonce du plan :
La construction du texte incite à suivre le plan de celui-ci pour l’analyse. Ainsi, Rabelais commene par surprendre son lecteur par une sorte d’énigme qu’il résout: comment l’absence de règle est-elle compatible avec la vie en collectivité (l. 1-10). Puis, Rabelais décrit la parfaite concorde qui résulte de cet unique précepte : "fais ce que voudras " (l. 11-15). Enfin, l’auteur décline les nombreux bienfaits d’une telle vie selon l’idéal humaniste.

I. L’énigme de la règle des thélémites

A. Enoncé de l’énigme

Non par des lois, statuts ou règles , mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre

Antithèses CL règle g CL liberté

+ forte marque de l’opposition (non par…mais)

R. crée la surprise : contraire monastère régulier… anarchie ?

Quand bon leur semblait

Quand le désir leur venait

Anaphore et parallélisme

Insistance sur totale liberté

Entretient et augmente le mystère

buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient

Enumération vbes imparfait

4/5 : instincts matériels

1/5 : travail

On pense éducation médiévale g éducation huma.

Travail bien essulé là au milieu

imparfaits

Valeur habitude : une façon de vivre jour après jour : incroyable !

Nul/nul

Ni/ni

+ " … "

Anaphores et points de susp.

Insistance encore sur totale liberté et c’est ouvert !

Fais ce que voudras

Impératif (ordre)

g " ce que voudras " volonté individuelle

Paradoxe : anti-règle

Conclut ce qui précède + fin de l’énigme (la solution arrive)

B. La solution de l’énigme

car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie…

Conj. Coord. :annonce cause, explication

+ énumération descriptive et appréciative

L’explication : Thélème accueille une élite déjà formée aux principes humanistes !

…ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice

CL nature humaine (bonne)

+ parallélisme et antithèse

Une conséquence " naturelle " d’une bonne éducation

Libres, bien nés

Connote de bonnes prédispositions

Cette énumération reprend le parcours idéal de l’honnête homme, idéal humaniste

Bien instruits

Suite logique et chronologique : l’éducation humaniste

vivant en honnête compagnie

Cf " honnête homme " : les bonnes fréquentations

Ceux-ci

Vile sujétion et contrainte + le joug

Ecrasés/asservis

= les thélémites (humanistes

CL contrainte

+ adj. et vbes dépréciatifs

Refus vigoureux de la contrainte : inutile et dangereuse pour eux

Ceux-ci, quand… écrasés et asservis par …sujétion et contrainte, se détournent…noble passion… afin de démettre et enfreindre… joug de servitude; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié.

Raisonnement logique

1. condition(quand)… contrainte

2.conséquence… (implicite) transgression

3.cause (car) nous(généralisation)

+ présent vérité gale (une règle=une transgression)

La contrainte de la règle est présentée paradoxalement comme une incitation à la transgression et à la faute (justification " fais ce que voudras ")

II. Une parfaite concorde

Par cette liberté, ils entrèrent en …

Introduit une conséquence directe

Contre toute attente, la liberté totale ne mène pas à l’anarchie mais à l’harmonie !

une louable émulation à faire …

Sentiment qui pousse à égaler ou à surpasser quelqu’un. + adj. appr.

Harmonie et dépassement de soi

tout ce qu'ils voyaient plaire à un seul.

Pluriel / singulier

Harmonie individu/groupe

Si l’un ou l’une disait " buvons "…etc.

Parallellisme + anaphore+ singulier/pluriel

Subordonnée/pause sur l’impératif/principale

Insistance sur harmonie entre individu et collectif

Parfaite entente

 

Ellipse

 

Si c'était pour chasser, les dames, montées sur de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché, sur le poing mignonne- ment engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.

Phrase longue, amplitude qui contraste avec début parag.

Nombreux compléments descriptifs

Volonté de peindre un tableau serein, calme, harmonieux

Vision idéalisée de la femme

Femmes destinées à faire le bonheur des thélémites

belles haquenées

palefroi richement harnaché

mignonnement engantelé

Enumératuion voc. Chasse + adj mélioratifs

Vision idéalisée : harmonie, beauté, scène de genre, tableau

Vocab. de la chasse chez nobles

Eléments réels au secours de l’utopie

les dames…les hommes

Présence conjointe : mixité

Harmonie entre les sexes

III. Les bienfaits d’une telle vie harmonieuse

A. intra muros

Ils étaient tant noblement instruits

Adverbe d’intensité + adverbe mélioratif

Renvoit à la description qui précède et introduit les conséquences qui vont suivre

lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose

CL littérature

CL arts

+ verbes infinitif (valeur théorique)

+ énumération (insistance)

Idéal humaniste de la diversité des savoirs et pratiques

Tant/ jamais/siX3/plus

Adv. D’intensité

Trnures hyperboliques, superlatives

Insistance idéalisation

Rabelais " en fait trop " : écriture pédagogique

dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres

Anaphore adv. D’intensité + termes laudatifs

Qualités féminines

La parfaite épouse du XVI°

Idéalisation utopique

B. l’après-Thélème

   

Pour cette raison

Introduit nvelle conséquence

Etape suivante : le départ

quand le temps était venu

Sub. de temps 

Thélème : un lieu de passage

il emmenait une des dames, celle qui l'aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces

Cascade de conséquences

Sorte de réaction en chaîne : tout est induit de l’enseignement reçu à Thélème.

Ce dernier garantit une suite heureuse.

s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces

Parodie : ils s’aimèrent et eurent bcp d’enfants

Fin idyllique comme dans conte de fée : simplisme de l’utopie : Rabelais ne prend pas sa farce au sérieux ; son rêve d’harmonie n’existe pas

 

Conclusion:
Selon son goût de conteur, Rabelais se laisse aller à une peinture peu vraisemblable de Thélème. Il nous intrigue d’abord par une entrée en matière qui se veut provocante : la société idéale réclamerait une totale liberté, l’absence de lois. Cette extravagance est cependant bientôt levée par une explication : Thélème n’abrite qu’une élite " entraînée " aux principes humanistes. Dés lors tout semble en effet possible même si on peut regretter que cette société élitiste rejette implicitement la plupart des hommes du XVI° siècle ! Pourtant et au-delà du récit utopique que Rabelais, lui-même, ne prend pas totalement au sérieux, Thélème est l’occasion de rappeler quelques principes de progrès pour l’homme : une éducation variant les activités et les savoirs, une liberté individuelle qui respecte la collectivité, des valeurs comme le mariage ou l’amitié…

Il ne faut enfin pas oublier que Thélème parce qu’elle est l’exacte contre-pied de l’institution monastique de l’époque présente une critique de cette dernière, critique qui vise à réformer la société pour le progrès de la civillisation.

L’humaniste Rabelais, grand amateur de fabliaux et de culture antique, apparaît ici dans sa complexité : première grande voix de la Renaissance en France, le philosophe ne peut cependant pas tout à fait prendre le pas sur le conteur et ses extravagances narratives !