Explication de texte

 

Quand je suis vingt ou trente mois..., extrait des Odes de Ronsard.

Ronsard, Odes, IV, 10

Quand je suis vingt ou trente mois
Sans retourner en Vendômois,
Plein de pensées vagabondes,
Plein d'un remords et d'un souci,
Aux rochers je me plains ainsi,
Aux bois, aux antres, et aux ondes:

 

«Rochers, bien que soyez âgés
De trois mille ans, vous ne changez
Jamais ni d'état ni de forme;
Mais toujours ma jeunesse fuit,
Et la vieillesse qui me suit
De jeune en vieillard me transforme

 

«Bois, bien que perdiez tous les ans
En hiver vos cheveux mouvants,
L'an d'après qui se renouvelle
Renouvelle aussi votre chef:
Mais le mien ne peut derechef
Ravoir sa perruque nouvelle.

 

Antres, je me suis vu chez vous
Avoir jadis verts les genoux,
Le corps habile et la main bonne:
Mais ores, j'ai le corps plus dur,
Et les genoux, que n'est le mur
Qui froidement vous environne.

 

«Ondes, sans fin vous promenez,
Et vous menez et ramenez
Vos flots d'un cours qui ne séjourne:
Et moi, sans faire long séjour,
Je m'en vais de nuit et de jour
Au lieu d'où plus on ne retourne.»

 

Si est-ce que je ne voudrois
Avoir été ni roc ni bois,
Antre, ni onde, pour défendre
Mon corps contre l'âge emplumé,
Car ainsi dur je n'eusse aimé
Toi qui m'as fait vieillir, Cassandre.

 

 

ATTENTION! La présentation ci-dessous correspond à une méthode pour l'oral du bac qu'il est vivement conseillé de connaître pour une bonne utilisation de toute fiche ainsi présentée!

Corps Quand je suis vingt ou trente mois...

Intro: La fuite du temps est un thème récurrent en poésie. Plus généralement, la vie entière de l'homme est liée au temps dont il a une conscience permanente: les souvenirs heureux du passé, trop tôt disparus, le présent et le regard jeté à l'horloge, le futur même, projection permanente qui conditionne nos actes: le temps est toujours là. Cette omniprésence explique que ce thème ait une place privilégiée en littérature: les poètes, plus particulièrement, tantôt regrettent avec émotion de voir le temps ainsi fuir, tantôt dénoncent ses pouvoirs destructeurs...

C'est dans cette dernière catégorie que semble se placer Quand je suis vingt ou trente mois..., extrait des Odes, IV,10 de Ronsard. Les cinq premières strophes du poème sont construites sur une constante comparaison entre le poète et la nature qui révèle la conscience du temps. La dernière strophe apporte une conclusion originale et inattendue: l'homme quoique très vulnérable au temps qui passe semble avoir reçu en compensation le privilège d'aimer...

Lecture

Nous étudierons tout d'abord comment s'organise la comparaison homme/nature puis nous verrons la prise de conscience du temps qui en découle ainsi que la leçon qu'en tire le poète.

Références textuelles Analyses Interprétations
I. La comparaison homme/nature
V5/6:rochers, bois, antres, ondes

":"

CL de la nature

4 éléments naturels présentés comme une liste

Remarquer les ":" qui classent cette première strophe dans la catégorie intro...

R. annonce le plan: chaque mot sera repris dans le même ordre par chacune des strophes suivantes.
Je + Aux 4 fois +CL nature Association homme/nature R. Annonce la comparaison systématique du poème
«Rochers(v7), «Bois(v13), «Antres(v 19), «Ondes(v25) Reprise au début de chaque strophe des 4 élmts annoncés

+ « : personnification de la nature

R. Prend la nature pour confidente et s'adresse successivement et directement à ses éléments
Vous: vv 8, 19, 25, 26,

Vos, votre: vv 14, 16, 27

+soyez, changez, perdiez, promenez

2° pers du pluriel = les éléments de la nature Confirme la relation d'intimité originale que R. veut créer.
Strophe 2:

Rochers, vous

Ne changez ni d'état ni de forme

Mais

Ma, me, me

Jeunesse fuit, me transforme

3 vers: Rochers (2° p. Plur)

Négations: permanence du minéral

MAIS (=)

3 vers : R. (1° p. Sing)

CL fuite, changement

Opposition mise en évidence par la structure équilibrée, répétée sur 4 strophes et par insistance temps cyclique = temps linéaire
Strophe 3:

Bois

Se renouvelle, Renouvelle

Mais

Le mien

Ne peut

4 vers: Bois

CL du renouveau (éternelle jeunesse)

MAIS (=)

2 vers : R

Négation dépréciative

Même principe

En plus: la comparaison insiste sur le printemps qui revient pour la nature et qui n'a lieu qu'une fois pour l'homme

Strophe 4:

Antres, jadis je

Verts, habile, bonne

Mais

Ores, j'ai

Dur, froidement

3 vers: passé +

Voc appréciatif

MAIS

3vers: présent

Voc dépréciatif

Toujours opposition mais cette fois entre souvenirs de jeunesse et présent (vieillesse) au désavantage de ce dernier
Strophe 5:

Ondes, vous, vos

Sans fin, ne séjourne

Et moi

Sans faire long séjour, m'en vais, ne retourne

Je

3 vers: Ondes

Négations d'éternité

Et moi (opposition implicite)

Je

Fuite du temps

Cette fois l'opposition révèle la mortalité de l'homme
Strophe 2 (vers 1 à 3)

Bien que soyez âgés

Strophe 3 (vers 1 à 4)

Bien que perdiez tous les ans

Une opposition s'insinue à l'intérieur de la première partie de ces strophes consacrée à la nature R. Relève les signes extérieurs du "vieillissement" de la nature pour mieux montrer que ce vieillissement là n'est pas irréversible!
De trois mille ans

Jamais

Valeur et adverbes forts

+ Enjambements

Mise en valeur

R. Insiste sur le peu d'effet du temps sur le minéral
Tous les ans, hiver, l'an d'après, renouvelle X 2 CL du temps cyclique

+ répétitions

R. Nous fait sentir le caractère cyclique du temps pour la nature, l'éternel retour impossible à l'homme
La comparaison homme/nature révèle la supériorité de cette dernière face au temps qui passe et permet la prise de conscience de ce temps linéaire pour l'homme... R. Utilise avec insistance l'opposition systématique strophe après strophe selon une sorte de litanie plaintive. Nous allons maintenant tenter de comprendre le sens de cette prise de conscience pour R. ainsi que le message qu'il semble finalement en donner dans sa conclusion.
II. La prise de conscience et la leçon.
Vendômois Pays natal de R. Place dès le début ce poème sous le signe de la nostalgie, de la mélancolie
Plein de pensées vagabondes

Plein d'un remords et d'un souci

Je me plains

CL mélancolie

+ Anaphore "coeur gros"

R. Aborde ce poème comme une élégie: il va se plaindre, exprimer sa mélancolie (ce qui contrastera avec les deux derniers vers du poème d'autant plus inattendus!)
Nbreux "je"

Ma jeunesse, me suit, me transforme, le mien, moi, m'en vais

Nombreuses expressions pronominales de la 1ère personne du sing Ton élégiaque: plainte sur soi-même
Ma jeunesse fuit

La vieillesse me suit

De jeune en vieillard

Corps plus dur

Froidement

Lieu d'où plus on ne retourne

Gradation dans l'expression du vieillissement: d'abord évocation du CL du vieillissement puis attention portée sur les effets du vieillissement et enfin évocation de la mort par un adverbe et une périphrase La prise de conscience semble graduelle comme si la suite de ces comparaisons faisait sentir un peu plus cruellement à chaque étape la course vers la mort
Fuit/suit

Tous les ans

Mouvants

Renouvelle/renouvelle/nouvelle

Chef/derechef

Promenez/menez et ramenez

...etc.

Sonorités, allitérations, répétitions Crée une sorte de fluidité tout au long du poème qui semble mimer la course du temps créant une sorte de vertige, de panique...
De jeune en vieillard me transforme Rapprochement syntaxique de deux adjectifs substantivés opposés (verbe repoussé à la fin du vers)

+ choix du suffixe "-ard" dépréciatif

Raccourci temporel: vision accélérée du temps, caractère éphémère de la vie de l'homme
Et moi... Antéposition de la tournure Semble exprimer l'injustice de la condition humaine (peut-être même jeu sur les sonorités: émoi)
Je m'en vais de nuit et de jour Là encore rapprocht de termes opposés Permanence du vieillissement qui ne s'arrête jamais!
Si est-ce que rupture R. Pourtant semble préférer sa condition
Je ne voudrois/Avoir été ni roc ni bois,/Antre, ni onde, pour défendre/Mon corps contre l'âge emplumé, Longue phrase qui fait attendre une explication, suspense... R. Soulève un mystère: après avoir tant envié, semblait-il, la condition naturelle, il dit préférer la sienne!?
Car Connecteur logique de cause antéposé Révélation du mystère
Ainsi dur je n'eusse aimé/Toi qui m'as fait vieillir, Cassandre L'amour

Cassandre

Deux interprétations possibles et d'ailleurs complémentaires:

1. La condition humaine pour fragile qu'elle puisse paraître semble rachetée néanmoins par le privilège d'aimer

2. Ce poème n'est-il pas qu'un astucieux poème galant pour plaire à celle à qui R. Le dédicace finalement?

Conclusion.

Bien avant les baroques ou encore les romantiques, R. utilise dans cette ode les valeurs cyclique et linéaire du temps pour illustrer le tragique de la condition humaine. Le ton élégiaque qui fait penser à l'inconstance noire d'un Auvray, ne peut pourtant, semble-t-il clore ce poème: Ronsard lui préfère une position épicurienne moins pessimiste entre hommage galant et éloge de l'amour. La mortalité de l'homme ne doit jamais lui faire préférer la condition d'élément naturel minéral ou végétal car ce serait oublier le prix de sa propre condition sauvée par le droit à l'amour.

Comparons:

Hélas! Qu'est-ce de l'homme orgueilleux et mutin?

Ce n'est qu'une vapeur qu'un petit vent emporte,

Vapeur, non, une fleur qui éclose au matin,

Vieillit sur le midi, puis au soir elle est morte.

Une fleur, mais plustost un torrent mene-bruit

Qui rencontre bien-tost le gouffre où il se plonge;

Torrent, non, c'est plustost le songe d'une nuict,

Un songe! Non vrayement, mais c'est l'ombre d'un songe.

Encor l'ombre demeure un moment arresté,

L'homme n'arreste rien en sa course legere;

Le songe quelquesfois predit la vérité,

Nostre vie est toujours trompeuse et mensongere.

Maint torrent s'entretient en son rapide cours,

On ne void point tarir la source de son onde,

Mais un homme estant mort, il est mort pour toujours,

Et ne marche jamais sur le plancher du monde.

Bien que morte est la fleur, la plante ne l'est pas,

En une autre saison d'autres fleurs elle engendre;

Mais l'homme ayant franchy le sueil de son trespas,

Les fleurs qu'il nous produit sont les vers et la cendre.

Auvray